J’observe les commerçants qui travaillent dans mon canton des Cévennes. Quelques-uns sont désagréables et incompétents mais ils sont peu nombreux car une sélection naturelle tend à les éliminer.

La plupart de nos commerçants sont aimables et compétents : ils connaissent leurs clients, ils connaissent les produits qu’ils vendent, ils sont capables de signaler à un client les produits qui peuvent l’intéresser et de le guider dans ses choix.

Je parle à mes voisins et relations de ces personnes que j’admire. À ma grande surprise la plupart d’entre eux ne voient pas à quoi je fais allusion. Ils croient qu’un commerçant est quelqu’un qui ne pense qu’à gagner de l’argent, et sans aller jusqu’à le considérer comme un ennemi ils ne lui savent aucun gré de son amabilité ni de sa compétence.

Certes, ils vont lui revenir de façon instinctive parce que ses produits sont bons ainsi que son accueil. Mais aucun d’entre eux n’a la moindre idée du travail mental que doivent faire une épicière, un quincaillier, un marchand de fromages, un maraîcher que l’on rencontre au marché, etc. pour choisir ou produire ses approvisionnements, connaître chaque produit et ses qualités, connaître aussi chaque client et savoir ce dont il peut avoir besoin.

Tout se passe comme s’il fallait être soi-même un commerçant, ou l’avoir été, pour apprécier à sa juste valeur le travail de ces commerçants et admirer ceux qui l’accomplissent de façon admirable.

Eux-mêmes ne pensent aucunement mériter une admiration, car leur conduite est instinctive : elle ne leur est pas dictée par un raisonnement. Certes ils savent raisonner et tenir leurs comptes, mais le ressort de leur activité se trouve dans une autre couche de leur personne, plus profonde, celle que Philippe d’Iribarne a explorée1. Ils sont comme ils sont, ils font comme ils font, et si l’on tente de leur dire ce que l’on a vu en les regardant agir cela les étonne et cela peut même les contrarier.

*     *

J’ai rencontré dans les administrations, dans les entreprises, des personnes qui mutatis mutandis se comportent comme ces commerçants. Elles sont équilibrées, elles semblent heureuses, elles créent une ambiance de calme, d’ordre et d’efficacité. Je les nomme animateurs car elles donnent son âme à l’institution dans laquelle elles travaillent. Les animateurs sont une minorité : de l’ordre de 10 % des effectifs, m’a-t-il semblé, partout où je suis passé.

Le citoyen gardera un souvenir très désagréable de sa rencontre avec un employé mal embouché, un policier brutal, un magistrat incompétent : ce souvenir se grave dans sa mémoire. Lorsque par contre ce citoyen rencontre un employé, un policier, un magistrat, etc. compétent et aimable, il pense avoir simplement affaire à quelqu’un de normal. Tout comme celui des bons commerçants, le travail des animateurs est inaperçu car il est jugé normal.

Il faut pour percevoir sa qualité avoir soi-même travaillé dans les administrations, les entreprises, et y avoir appris à quel point il est difficile d’atteindre l’égalité d’humeur et la clarté d’esprit des animateurs, d’adhérer comme ils le font non pas à la lettre des règles, lois et procédures, mais à l’esprit qui les a dictées, et qui exige que l’on s’écarte parfois de la lettre.

Autre exemple : certains chauffeurs des autobus de la RATP conduisent avec des à-coups, au risque de faire tomber les petits vieux qui se cramponnent. D’autres, les plus nombreux, conduisent souplement dans le trafic automobile parisien : j’admire leur dextérité, le soin qu’ils prennent pour ne pas bousculer leurs passagers.

Qu’est-ce qui caractérise ces animateurs ? Il semble y avoir chez eux quelque chose de particulier et qui leur est commun : on dirait que leur regard embrasse une réalité large, qu’ils ont conscience du contexte de leur action alors même que leur attention se focalise sur un travail précis.

Voici donc semble-t-il une clé du comportement des animateurs : leur pensée est capable à la fois de la concentration qu’exige l’action, et d’une conscience périscopique du monde qui l’entoure. Leur « vue périphérique » mentale est très développée.

Est-ce un phénomène physiologique ? Une question de tempérament ? Le résultat d’une éducation ? Un choix volontaire et réfléchi ? L’hypothèse la plus vraisemblable, c’est qu’il s’agit bien d’un choix mais que ce choix est enfoui dans les couches les plus profondes de la personne de sorte que tout en étant réel il n’est nullement réfléchi.

Il détermine ce que la personne est et nous pouvons le qualifier de métaphysique car il est antérieur à la pensée explicite comme à l’action, qu’il oriente.

*     *

Je sais que des oreilles se ferment lorsque certains mots sont prononcés : « métaphysique » est l’un d’entre eux parce qu’on l’a rencontré dans nombre de textes peu lisibles et de déclarations grandiloquentes. Il en est de même des mots « concept », « abstraction » et « théorie ». Mais doit-on s’interdire d’utiliser un terme exact parce que beaucoup de gens lui associent de mauvais souvenirs de leur scolarité ?

Je rencontre souvent un autre obstacle : certaines personnes entendent comme une fausse note lorsque j’assemble, dans un même texte ou une même phrase, des choses qui semblent appartenir à des mondes éloignés l’un de l’autre. Parler de métaphysique à propos des commerçants ou du travail dans les entreprises leur semble une faute de goût : elles croient que cela ne peut pas être sérieux.

Je prétends, au contraire, que les réalités que désignent les mots « concept », « abstraction », « théorie », « métaphysique », etc., sont quotidiennes, présentes dans notre vie familiale et courante comme dans le fonctionnement des entreprises. Ceux qui refusent de le voir sont aveugles devant la réalité du monde dans lequel nous vivons, devant notre situation historique.

*     *

Nous avons dit plus haut que la plupart des personnes n’avaient aucune idée de ce qui fait la vie et l’activité d’un bon commerçant. Il en est de même pour les entreprises et les institutions : la plupart des personnes, même celles qui sont employées dans une entreprise ou qui en dirigent une, n’ont aucune idée de ce qu’est vraiment une entreprise2 : l’opinion la plus répandue, et que l’on croit « réaliste », c’est que l’entreprise est la « boîte » qui permet aux salariés de « gagner leur vie » et aux patrons de « s’enrichir »…

Je nomme « entrepreneurs » ceux des dirigeants qui se comportent en animateurs. Il existe une énorme différence, un gouffre, entre ces entrepreneurs et ceux qui ne sont que des dirigeants sans être des animateurs.


Charles Péguy a reproché aux historiens et aux sociologues de ne voir que les conditionnements externes de l’action, que les documents qui la décrivent de l’extérieur, et d’être du coup incapables de comprendre le « héros » et le « saint ». Il a vu dans Michelet « le plus profond, en un sens le plus exact et le plus vraiment historien de nos historiens3 ».

On peut critiquer Michelet – les critiques ne lui ont pas manqué – mais l’admiration de Péguy s’explique. Michelet s’intéresse en effet à l’intérieur des personnages historiques (Mirabeau, Danton, Robespierre, etc.), tel que leur parole et leur comportement le révèle. Il s’intéresse aussi à la situation que leur action rencontre et à la dynamique qui la propulse vers la situation suivante4.

On peut expliquer beaucoup de choses par des conditionnements : les sociologues expliquent notre comportement par un conditionnement social, les psychanalystes l’expliquent par un conditionnement psychique, les historiens l’expliquent par l’enchaînement des faits historiques, les économistes… ceux-là, je leur réserve un sort particulier, j’en parlerai plus loin.

Ces penseurs semblent s’être inspirés de la mécanique, qui a été la technique fondamentale pendant près de deux siècles. Les causalités qu’ils évoquent sont aussi rigoureuses qu’un enchaînement d’engrenages : lorsque Durkheim a dit « il faut considérer les faits sociaux comme des choses », il a enfermé la sociologie dans le schéma de la mécanique.

Certes, nous sommes tous conditionnés par notre éducation, notre milieu social, les accidents de notre vie psychique, etc. Mais cela ne nous empêche pas d’avoir en nous une volonté d’être et d’agir qui, elle, n’est pas conditionnée puisqu’il s’agit de la nature humaine que chacun d’entre nous possède entièrement tout en la partageant avec chacun des autres.

Notre vie n’obéit donc pas aux lois de la mécanique. « Qu’est-ce que je veux être ? » et « Qu’est-ce que je veux faire ? » sont deux questions métaphysiques auxquelles chaque « personne physique » est contrainte de répondre, fût-ce de façon négative (« Je ne veux rien être, je ne veux rien faire »). Ces mêmes questions se posent aux « personnes morales » que sont une entreprise et une institution : la réponse qui leur est apportée déterminera l’orientation de la personne, ses priorités, son regard sur le monde, enfin son action.

Au cœur de chaque personne se trouvent ainsi des valeurs (elles peuvent être droites, médiocres ou perverses5) dont la rencontre avec le monde, avec une situation, suscite des intentions puis des actions : la vie humaine, la vie d’une entreprise sont le théâtre de cette rencontre.

Freud a évoqué le rôle de l’instinct sexuel dans nos vies et notre conduite. Nos valeurs sont un moteur d’un autre ordre. Elles sont ce que nous avons de plus intime et même de sacré car nous leur consacrons notre vie et sommes prêts, s’il le faut, à la leur sacrifier.

Sont-elles déterminées par un conditionnement externe ? Leur formation est un processus lent, marqué par des rencontres et accidents qui incitent à faire des choix fondamentaux, et une fois construites elles résisteront aux conditionnements et aux circonstances pour affirmer face au monde la persistance d’une personnalité.

Le « système technique » n’est plus aujourd’hui celui de la mécanique mais celui de l’informatique : d’autres schémas, d’autres principes, d’autres points de vue se proposent ou s’imposent au raisonnement. Des ressources intellectuelles peuvent nous aider à sortir du schéma mécanique pour penser ce que nous sommes devant le phénomène de l’informatisation : la philosophie de Gilbert Simondon6, la périodisation de l’histoire par Bertrand Gille7, etc. Le modèle en couches qu’ont inventé des informaticiens peut permettre de se représenter des êtres organiques où interagissent diverses rationalités.

*     *

Si vous m’avez suivi jusqu’à présent vous pourrez sans doute me suivre encore dans les entreprises.

Que fait une entreprise ? Elle consomme des ressources afin de produire des biens et des services qui, étant conçus de façon à satisfaire des besoins, trouveront sur le marché des acheteurs qui rémunéreront l’effort nécessaire à la production. Les institutions, elles, produisent des services non marchands dont le client est l’État.

Certaines productions peuvent être réalisées par un individu : c’est le cas des œuvres d’art qui témoignent, lorsqu’elles sont réussies, de la diversité et de la profondeur des êtres humains qui les ont créées. D’autres ne peuvent être réalisées que par une action collective : c’est le cas de la plupart des produits de la mécanique et de la chimie, de l’énergie, des télécoms, de l’informatique, etc. Il faut donc compléter la définition ci-dessus en disant que l’entreprise « organise une action collective qui consomme des ressources afin de produire, etc. ».

Il est heureux que l’on ait voici quelques années commencé à considérer la mission de l’entreprise8 mais il est malheureux que sous beaucoup de plumes cette mission soit focalisée sur la « responsabilité sociale, environnementale et éthique ». La mission essentielle d’une entreprise est en effet de « produire efficacement des choses utiles9 » tandis que « créer des emplois » est la mission du système productif dans son ensemble et non de chaque entreprise. « Faire du profit », « produire de l’argent » n’est pas non plus la mission de l’entreprise car l’« argent » n’est pas un produit, mais une ressource.

Les économistes aiment cependant à dire que la mission de l’entreprise est de « maximiser le profit », formule trop commode : le profit s’exprime par l’équation P(q) = pq – c(q), où p est le prix, q la quantité produite (et vendue), c(q) le coût de production, et il leur suffit d’annuler la dérivée de P(q) pour déterminer la quantité q* dont la production permet de maximiser le profit10.

Il faut bien sûr qu’une entreprise fasse du profit, sinon elle cesserait bientôt d’exister, mais il n’est pas nécessaire que ce soit le profit « maximum » : il suffit qu’il permette raisonnablement d’assurer la pérennité de l’entreprise et l’indépendance de ses décisions. Si l’on regarde ce qui se passe dans la tête d’un entrepreneur on voit bien autre chose que la « maximisation du profit », des choses que Schumpeter lui-même n’a pas vues.

Pour l’entrepreneur, l’entreprise est un être organique dont l’action fait interagir diverses rationalités : représentation de la situation historique, sociologie des pouvoirs et légitimités, formation des compétences, physique des machines et de l’énergie, chimie des matières, logistique, gestion, système d’information, etc. Cet être complexe est en outre inséré dans la situation elle aussi complexe du monde réel qui l’environne. La pensée rationnelle, instrument de l’action technique et précise, est insuffisante devant une telle complexité : l’entrepreneur doit, comme l’animateur, utiliser aussi la pensée raisonnable, sensible à des signaux qui alarment l’intuition.

La relation de l’entrepreneur avec l’action de son entreprise est donc charnelle : elle engage son corps, son affectivité, son imagination. Les entrepreneurs disent sentir d’abord dans leurs tripes, et non avec leur cerveau, les opportunités et les risques qui se profilent à l’horizon du futur.

Joseph Schumpeter est de tous les économistes celui qui s’est le plus soucié de l’entrepreneur (on parle de l’« entrepreneur schumpéterien ») mais il n’en a vu qu’une dimension, celle de la prise de risque. Il est vrai que l’entrepreneur est, comme d’ailleurs chaque personne, confronté à l’incertitude du futur, et il est vrai aussi qu’investir, c’est faire un pari et prendre un risque. Mais créer, diriger et animer une entreprise exige d’autres réflexions, d’autres préoccupations que jouer à la roulette ou au baccara.

La situation présente

Les économistes se partagent en France, aujourd’hui, entre deux écoles : l’une, dite « orthodoxe » ou « néoclassique », est celle que l’on rencontre dans les écrits de Jean Tirole ; l’autre, dite « hétérodoxe », se trouve dans ceux d’André Orléan, Michel Aglietta, etc. Je me suis expliqué ailleurs sur leur dispute11.

Il me semble que les uns et les autres ratent la mission essentielle des économistes, qui est d’éclairer la situation présente afin de fournir une orientation judicieuse aux acteurs de l’économie.

Notre situation est à beaucoup d’égards nouvelle et très différente de celles auxquelles ont voulu répondre les grands économistes du passé.

L’informatisation a en effet transformé à partir des années 1970 la vie quotidienne des personnes, l’action productive et l’organisation des entreprises, la nature des produits, etc. La microélectronique, le logiciel et l’Internet sont les techniques fondamentales de notre époque : la mécanique, la chimie et l’énergie, qui étaient fondamentales dans le système technique antérieur, ne sont bien sûr pas supprimées : elles sont informatisées, ainsi que la biologie.

L’ordinateur s’est répandu dans presque tous les ménages, le téléphone mobile qui équipe presque toutes les personnes est un ordinateur, l’Internet a conféré l’ubiquité à la ressource informatique. Dans les entreprises, l’informatisation a transformé les conditions pratiques, techniques et sociologiques de l’action productive.

Les agents passent l’essentiel de leur temps de travail devant la fenêtre d’un ordinateur, interface vers la ressource informatique de leur entreprise, son « système d’information ». La symbiose du cerveau humain et de l’ordinateur qui s’opère ainsi a fait émerger une nouvelle forme de la force de travail, le « cerveau-d’œuvre », qui se substitue dans la structure de l’emploi à la main-d’œuvre.

Comment le cerveau-d’œuvre répartit-il son travail entre le cerveau humain et l’ordinateur ? Ce dernier est un automate programmable, fait pour exécuter rapidement ce qui a été programmé. Sa programmation est un investissement, un « travail à effet différé » dont les effets se situent dans le futur. Or n’est programmable que ce qui est prévisible, en particulier les tâches répétitives physiques ou mentales : elles seront automatisées, réalisées par l’ordinateur ou par des robots.

La part du travail qui ne peut pas être programmée incombe à la composante humaine du cerveau d’œuvre, au cerveau humain qui exécutera un « travail à effet immédiat » : répondre à des événements imprévisibles, interpréter ce que dit, fait et veut un client, traiter des cas particuliers que les procédures ignorent, etc. Le système d’information, s’il est bien conçu, lui présente à chaque instant l’interface vers une ressource qui l’aide à prendre des décisions.

Alors que le travail de la main-d’œuvre, organisé et défini par le bureau d’études de l’entreprise, était essentiellement répétitif et enfermé dans le « petit monde » rationnel que définissent les concepts et procédures internes de l’entreprise, le cerveau-d’œuvre est confronté au monde extérieur à l’entreprise. Qu’il s’agisse de concevoir de nouveaux produits, de nouvelles façons de produire, d’organiser la production, de programmer les automates, ou qu’il s’agisse de produire un service en face d’un client, le cerveau-d’œuvre rencontre en effet la complexité du monde réel dans lequel l’entreprise lui demande d’agir de façon raisonnable.

Elle lui délègue ainsi une responsabilité que la main-d’œuvre n’a jamais eue. L’exercice de cette responsabilité suppose une organisation des pouvoirs et légitimités qui diffère de celle, hiérarchique et autoritaire, de l’entreprise d’autrefois.

La cohérence de l’action productive nécessite une synergie des cerveaux-d’oeuvre, car l’action collective de plusieurs personnes autorisées et encouragées à prendre des initiatives ne peut être efficace que si le collectif de travail adhère à une même orientation, aux mêmes priorités : bref, aux mêmes valeurs

Ceux qui organisent le système d’information d’une entreprise le savent : pour trouver son chemin dans la complexité de l’arbre des choix, l’entreprise doit se poser les deux questions métaphysiques que nous avons évoquées : « Que voulons-nous être ? », « Que voulons-nous faire ? », et la réponse à ces questions n’est rien d’autre que l’explicitation de ses valeurs. Le monde des valeurs étant plus profond que celui de la pensée rationnelle et discursive, leur partage nécessite des symboles (récits, images, rites) qui parlent à l’imagination et au cœur de la personne. Quand j’étais à Air France l’expression « les ailes françaises » faisait ainsi vibrer une corde très sensible chez les agents.  

Le cerveau-d’œuvre travaille, avons-nous dit, au contact du monde réel, extérieur au formalisme des concepts et procédures internes de l’entreprise. Il doit donc posséder la structure mentale que nous avons diagnostiquée chez les bons commerçants, chez les animateurs : garder conscience de l’existence du monde réel, de sa complexité, alors même qu’il focalise son attention sur une tâche particulière et précise. Le cerveau-d’oeuvre est ainsi invité à être un animateur : la proportion des animateurs devrait donc s’accroître dans les entreprises et dépasser le seuil de 10 % que nous avons mentionné.

Certes beaucoup d’entreprises refuseront cette évolution car elle contrarie leurs habitudes et bouscule la sociologie des pouvoirs et légitimités : on rencontre donc aujourd’hui souvent sur le terrain des situations et des comportements qui diffèrent de ce que nous venons d’esquisser. On y rencontre cependant aussi quelques entreprises qui, ayant compris la situation présente, ont su tirer les conséquences de l’informatisation et organiser le cerveau-d’œuvre.

Autre effet de l’informatisation, l’automatisation des tâches répétitives transforme la fonction de coût de l’entreprise : la production en volume étant automatisée, l’essentiel du coût de production réside dans la conception du produit, l’ingénierie de sa production, la programmation des automates et le dimensionnement des services. 

La part du « coût fixe » de cet investissement étant prédominante, le rendement d’échelle est croissant et comme l’a dit John Hicks « le modèle de l’équilibre général fait naufrage » : les marchés n’obéissent plus au régime de la concurrence parfaite mais à celui de la concurrence monopolistique, la mission essentielle des régulateurs étant alors de régler la durée des monopoles temporaires et de contenir la prédation qui risque d’être endémique dans une économie informatisée.

Tout cela a été développé en détail et publié dans les travaux de l’Institut de l’iconomie12. Résumons :

  • dans l’emploi, la main-d’œuvre est remplacée par le cerveau-d’œuvre, symbiose du cerveau humain et de l’ordinateur ;
  • la synergie des cerveaux-d’œuvre suppose une orientation partagée de l’action collective, donc une explicitation des valeurs de l’entreprise ;
  • la part du coût fixe étant prédominante dans le coût de production, les marchés obéissent au régime de la concurrence monopolistique ;
  • le régulateur a pour mission de régler la durée des monopoles temporaires et de contenir la prédation.

*     *

Tout cela est ignoré par les économistes français, qu’ils soient « orthodoxes » ou « hétérodoxes ». Leurs travaux ne touchent pas au cœur du phénomène : ils ne parlent pas du cerveau-d’œuvre, du coût de production fixe, du rendement d’échelle croissant, de la concurrence monopolistique, du monopole temporaire, de la prédation, etc. Ils ne parlent pas non plus de l’informatique ni de l’informatisation car ces deux mots sont « ringards » : ils préfèrent dire « numérique » ou « digital » afin de ne pas soulever la feuille de vigne qui leur cache la situation présente.

Ils développent des réflexions de détail : ils parlent de l’économie des plateformes, des marchés bifaces, des questions concernant la propriété des données, des effets de la robotisation sur l’emploi, etc. Ce sont certes des phénomènes réels et qui méritent d’être étudiés, mais il leur manque la toile de fond d’un modèle qui, comme le fait celui de l’iconomie, rattacherait ces divers phénomènes à leur cause fondamentale.

Ce qu’a produit l’Institut de l’iconomie est ignoré, quoique publié et, me semble-t-il, suffisamment intéressant pour mériter l’examen, la critique et des précisions. On pourrait croire que cela s’explique par une sociologie professionnelle qui ne considère que les travaux issus du petit cercle des économistes patentés, fussent-ils divisés par un conflit interne. Cette explication me semble cependant trop désobligeante.

L’incapacité à comprendre l’informatisation, à s’en former une intuition exacte à défaut d’une expertise scientifique et technique approfondie, me semble due plutôt à une orientation philosophique : lorsque l’on postule que le comportement et l’action d’une personne, d’une entreprise, est déterminé par la mécanique d’un conditionnement externe, on ne peut qu’ignorer le « héros » et le « saint », comme disait Péguy, car ils sont incompréhensibles comme le sont aussi des personnes qui ne sont pourtant ni des héros, ni des saints : les bons commerçants, les animateurs, les entrepreneurs.

Cette orientation philosophique est celle de Michel Foucault, qui a décrit la mécanique oppressive des « pouvoirs » ; de Pierre Bourdieu, qui a impitoyablement élucidé nos conditionnements sociaux ; de la psychanalyse, qui nous croit animés par l’instinct sexuel ; du marxisme, qui situe chacun selon sa position dans la « lutte des classes », etc.

Jean Tirole a ainsi construit une théorie des incitations qui éclaire beaucoup de choses, mais ignore l’animateur et l’entrepreneur : il substitue à ce dernier le dirigeant « agent des actionnaires », manipulé par le mécanisme des incitations.

Or l’entrepreneur et l’animateur sont les deux personnages principaux de l’économie informatisée, de l’iconomie, et on ne peut rien comprendre à l’informatisation si on les ignore.

Certains diront que ces personnages n’existent pas : je les invite à examiner sérieusement l’action des bons commerçants et, pour prendre des exemples moins familiers, celle d’un Bill Gates, d’un Steve Jobs, d’un Jeff Bezos, de nombre d’autres entrepreneurs moins connus mais tout aussi authentiques.

D’autres diront que « les valeurs, c’est de la métaphysique » (c’est vrai) et « la métaphysique, ça n’existe pas » : j’invite ces derniers à se poser très sérieusement les questions « qu’est-ce que je veux être ? » et « qu’est-ce que je veux faire ? ».

*     *

Les économistes français ignorent actuellement l’informatisation : ils ne l’ont pas étudiée, ils ne savent pas en quoi elle consiste, ils ne la regardent que par le petit bout de certaines de ses conséquences. Il est donc naturel qu’elle leur semble secondaire parmi de nombreux autres phénomènes et qu’ils ne voient pas émerger – alors que cela crève pourtant les yeux – une forme de l’économie aussi nouvelle que le fut en son temps l’économie de la mécanisation, qui a supplanté et mécanisé une économie jusqu’alors essentiellement agricole.

Lorsque le président de la République a demandé à Jean Tirole et Olivier Blanchard un rapport sur les questions structurelles, ils lui ont répondu que les « grands défis économiques » étaient « le changement climatique, les inégalités et le défi démographique ». J’avoue que cela m’a exaspéré : il me semble inadmissible qu’un expert qui s’adresse à un dirigeant politique éminent passe ainsi à côté du phénomène qui déterminera la place de la Nation dans le monde, la qualité et la compétitivité de ses produits, le bien-être de ses habitants.

Bien que je respecte les travaux de Tirole et Blanchard et leur personne, j’ai écrit que cette fois-là ils avaient trahi la mission des économistes. Ce faisant j’ai commis un crime de lèse-majesté, voire un sacrilège : c’est ce que disent des commentateurs que mon outrecuidance a choqués, c’est ce que dit aussi le silence de certains de mes lecteurs habituels, sans doute interloqués.

Pourtant je persiste : la mission d’un économiste est de considérer la situation de son temps pour en bâtir une représentation pertinente et aussi simple que possible, et ce n’est pas ce qu’ont fait Tirole et Blanchard alors qu’ils occupent une place éminente parmi les économistes et que leurs recommandations sont écoutées avec respect.

Si vous voulez trouver, puis posséder la clé de l’économie contemporaine, lisez donc les travaux de l’Institut de l’iconomie13. Je ne prétends pas qu’ils soient parfaits, achevés, indiscutables, etc., mais au moins ils prennent notre situation à bras le corps pour tenter de l’élucider, ils proposent une orientation pour sortir de la crise de transition et redresser des comportements qui, trop souvent, restent encore contraires à ce qu’exige l’informatisation.

____

1 Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur, Seuil, 1993.

2 Blanche Segrestin et alii, L’entreprise, point aveugle du savoir, Éditions Sciences Humaines, 2014.

3 Charles Péguy, « Réponse brève à Jaurès » in Œuvres en prose 1898-1908, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 278).

4 Jules Michelet, Histoire de la révolution française, Gallimard, 1952.

5 Michel Volle, Valeurs de la transition numérique, Institut de l’iconomie, 2018.

6 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 2012 ; Communication et information, Éditions de la transparence, 2010.

7 Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, 1978.

8 Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, Refonder l’entreprise, Seuil 2012.

9 Cette définition implique de limiter les désutilités (pollution, dégradation de la nature, etc.).

10 Je sais que ce modèle est plus compliqué mais cette formulation simple suffit pour mon propos.

11 Voir « Le conflit entre Jean Tirole et André Orléan ».

12 La publication la plus récente est Pierre-Olivier Beffy et alii, « L’iconomie : un modèle de l’économie numérique », Revue d’économie industrielle, 1er trimestre 2019,

13 En voici un échantillon :
Michel Volle, De l’informatique : savoir vivre avec l’automate, Economica, 2006 ;
Michel Volle, Prédation et prédateurs, Economica, 2008 ;
Michel Volle, iconomie, Economica, 2014 ;
Claude Rochet et Michel Volle, L’intelligence iconomique, De Boeck, 2015 ;
Michel Volle, Valeurs de la transition numérique, Institut de l’iconomie, 2018 ;
Pierre Blanc et alii, Élucider l’intelligence artificielle, Institut de l’iconomie, 2018 ;
Pierre-Olivier Beffy et alii, « L’iconomie : un modèle de l’économie numérique », Revue d’économie industrielle, 1er trimestre 2019 ;
Jean-Paul Betbeze et alii, La tectonique des monnaies, Institut de l’iconomie, 2021 ;
Laurent Bloch et alii, Quatre champs de bataille iconomiques, Institut de l’iconomie, 2021.

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Michel Volle

Michel Volle (Polytechnique - ENSAE) économiste, a été responsable des statistiques d'entreprise et des comptes nationaux trimestriels à l'INSEE puis chief economist au CNET (Centre Nationale d'Etudes des Télécommunications) avant de créer des sociétés de conseil en système d'information. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages.