Vincent Lorphelin: «Le métavers va permettre de réinventer l’économie durable»

Entretien avec Philippe Laloux – Plutôt que s’acharner à réguler, il faut innover. Pour Vincent Lorphelin, la convergence des technologies du métavers offre une opportunité unique de répondre aux enjeux du XXIe siècle. A condition d’avoir compris que les règles ont changé.

Le métavers est attendu comme une vague de la transition numérique plus puissante encore que celles du Web, du commerce électronique et de l’“ubérisation réunis”  », soutient Vincent Lorphelin, coprésident de l’Institut de l’Iconomie. Avec 70 chercheurs et entrepreneurs de l’économie numérique, il a créé le Think tank du métavers européen. Leur feuille de route, qui a servi de détonateur au programme d’Emmanuel Macron en la matière, propose aux pays de l’Union européenne de ne pas rater ce nouveau virage numérique mondial.

Quelle est votre définition du métavers ?

Ça a été LA première question que l’on s’est posée dans le think tank. On a 70 spécialistes. Et dès lors, 70 définitions. Ce qui finalement nous met tous d’accord, c’est que le métavers est une grappe d’innovations. Elles ont toutes poussé de manière indépendante : cryptomonnaies, blockchain, NFT (non-fungible token, des « jetons » numériques qui peuvent être échangés en cryptomonnaie, sans intermédiaire, NDLR), technologies immersives, réalité augmentée… Ce sac un peu arbitraire permet de définir un spectre d’usages qui vont foisonner à la convergence de ces différentes innovations. Le meilleur parallèle, c’est le multimédia des années 2000. Ce terme s’est ringardisé, mais au moment où il a commencé à exister, sa force évocatrice a permis de prendre des décisions fortes, parfois en plusieurs dizaines de milliards, comme le rachat de Time Warner par AOL (originellement America Online, NDLR). Le choix des mots a une portée stratégique majeure. Quand Facebook se rebaptise Meta, c’est une manière pour lui de faire un putsch sur ce terme. Il force aussi les autres acteurs à se positionner.

Mais dans quel métavers allons-nous vivre si chacun développe le sien ?

Un et un seul métavers n’a déjà plus beaucoup de sens. La vision qui semble la plus crédible c’est que l’on aura plusieurs métavers comme aujourd’hui on a plusieurs systèmes d’exploitation   : Windows ou Apple, iOS, Android, Linux… Chacune de ces plateformes n’est pas totalement hermétique. Il y a une certaine forme d’interopérabilité. Un Mac et un PC peuvent s’échanger des documents. Donc, l’angoisse à laquelle vous faites allusion est toute relative. Chacun choisira et il y aura malgré tout des passerelles. Est-ce que notre liberté est en jeu   ? Non, on peut toujours changer.

Un métavers européen a-t-il du sens ?

Subventionner lourdement un acteur européen, au risque de faire des jaloux ? En créer un au départ d’une feuille blanche, sachant que Meta investit 1 milliard tous les mois ? Non, cela n’a pas de sens. Il vaut mieux parler d’un métavers à l’européenne, avec nos savoir-faire, notre culture, notre créativité. Et aussi avec nos régulations : ce qui est acceptable ou non.

Justement, vous soutenez qu’il est préférable d’innover plutôt que de réguler…

Il faut les deux. Mais il vaut mieux innover a priori pour la traçabilité, la sobriété ou la réparabilité que passer son temps à combattre a posteriori l’obsolescence programmée sur le terrain judiciaire. L’une des promesses les plus profondes du métavers, c’est précisément cette capacité à inventer collectivement une économie nativement durable.

C’est-à-dire ?

L’économie durable est dans le traité européen depuis très longtemps. Elle est aussi dans les objectifs des Nations unies. Ces objectifs se placent implicitement dans le cadre du capitalisme, des règles du jeu de l’économie existante. Cela conduit à corriger le tir par la régulation, pour espérer atteindre ces objectifs. Ce que les technologies du métavers permettent justement d’apporter, c’est ce « nativement ». Elles nous offrent l’opportunité de réfléchir par conception, plutôt que par régulation.

Un exemple concret ?

En termes de traçabilité, par exemple. Si j’achète un paquet de riz, je veux savoir d’où il vient, qui sont les producteurs… Pour le savoir, celui qui me le vend doit s’adresser à son fournisseur, qui lui-même doit se tourner vers l’importateur, lequel doit voir le grossiste, qui lui-même va s’adresser au producteur. Cela crée une cascade de certificats digne d’une usine à gaz. Les certificats électroniques, les NFT, permettent de massifier et démocratiser la traçabilité. Les token permettent aussi de s’assurer que le producteur soit rémunéré de manière équitable. C’est l’inverse de l’économie de marché puisque le prix n’est plus un équilibre entre une offre et une demande tout au long de la chaîne. C’est le consommateur à la fin qui le définit, même pour des circuits longs. Le token permet de répartir l’argent de manière automatique.

C’est une des ruptures majeures de l’économie attendues avec le métavers ?

La première rupture, et qui coïncide avec les technologies, c’est le passage d’un régime de concurrence parfaite, telle qu’on la connaît depuis deux siècles, à celui de la concurrence monopolistique. On y est déjà. Prenez l’épicier du village. Son premier concurrent est à cinq kilomètres. Si ça ne me plaît pas, je peux toujours aller voir le concurrent. Sauf que c’est compliqué. Donc, il s’agit bien d’une concurrence, parce qu’il n’y a pas de monopole. Mais monopolistique malgré tout parce qu’il y a une clientèle quasiment captive. En fait, c’est LE modèle des Gafam. Quand je suis Windows ou Apple, c’est de la concurrence monopolistique. Idem quand j’utilise le moteur de recherche de Google. Ce modèle devient dominant, comme le capitalisme a remplacé le féodalisme il y a deux siècles. A nouveau, on change de régime, de paradigme. Et il faut comprendre ces nouvelles règles sinon on régule mal.

Le métavers va-t-il aggraver ces situations de concurrence monopolistique ?

Oui, c’est le risque si on laisse les choses suivre leurs cours. Demain, les métavers seront en situation de concurrence monopolistique. Ce ne sera pas impossible de passer de l’un à l’autre, mais ce sera compliqué. Aujourd’hui, on se plaint tout le temps des pratiques anticoncurrentielles des big tech, de la concentration des richesses, des pouvoirs, des atteintes à la vie privée… Ces débats risquent de s’aggraver dans des proportions largement supérieures.

Vous semblez très pessimiste…

Tout cela, c’est si on ne fait rien, si on continue à réfléchir comme si les règles de l’économie n’avaient pas changé. Pour s’en sortir, il y a des écueils à éviter. Le premier est celui sur lequel s’est échouée la « start-up nation », qui, trop peu inclusive, a contribué au ressentiment des gilets jaunes. Les deux s’opposent : l’hubris technophile et la morgue technophobe. Gare aussi à l’intoxication intellectuelle. Le choix des mots est crucial. Il faut déminer le débat public. Parler d’intelligence artificielle, par exemple, est piégeux parce qu’on l’oppose à l’intelligence humaine. C’est la machine contre l’homme. Si on parle d’informatique statistique au service de l’intelligence collective, on évite le piège. Il faut désélectrifier le débat, revenir à la terre, au sol. Nous dire à quoi ça va servir, de manière simple. Mais comme rien n’est encore opérationnel, c’est compliqué. C’est comme un sécateur en pièces détachées : à quoi ça va servir ? Je ne sais pas trop… Idem pour la cryptomonnaie. « A quoi ça sert ? » « Et bien, c’est juste un autre moyen de paiement. Et il permet des virements gratuits vers l’étranger. » « Ah OK, là je vois ». Quelques fois, les grands changements ne sont pas les plus spectaculaires.

C’est quoi, dès lors, la feuille de route pour s’en sortir ?

On a donc deux enjeux : un enjeu de changement d’économie et un second en termes d’économie durable. Et il s’avère qu’arrive à maturité un paquet de technologies qui nous permettent d’avoir un impact sur ces défis. C’est le moment ou jamais de réinventer cette économie durable, et pas de la réguler. A charge des responsables, mais aussi des citoyens, d’orienter la politique du métavers européen dans cette direction-là. Pour cela, il faut inciter (pas de saupoudrage de subventions), faciliter la vie de ceux qui agissent. Et défendre. Le brevet, en termes industriels, c’est une force de dissuasion nucléaire. La Chine est devenue le premier déposant de brevets au monde. En Europe, c’est une catastrophe. On se fait couper les jambes.

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