Par Pascal Ordonneau – Quand on entend disserter sur l’espace monétaire « nouvelle monnaie= crypto-monnaie » personne ne met en doute qu’il est aussi plan et homogène qu’un espace euclidien. Pourtant, l’espace monétaire de la nouvelle économie est tout aussi grumeleux et irrégulier que celui de l’ancienne.
Reconnaissons que cela fait beau temps que les économistes ne s’intéressent plus aux espaces économiques, et a fortiori, aux espaces monétaires. Or, l’irrégularité est la norme qu’il s’agisse des uns ou des autres, ce qui ne pourra pas ne pas avoir d’effets sur la réelle possibilité pour une « nouvelle monnaie » de s’implanter dans des conditions d’efficacité et de coûts compatibles avec un business modèle de firme privée.
Le projet « nouvelle monnaie » de la Libra ou de toute autre, le bitcoin en tête, comme tous les projets de monnaies cryptées, repose sur une sorte de postulat : le monde est plat et lisse comme le tapis d’un billard, les paiements se propagent d’un point à l’autre de cette surface, comme les boules du jeu, avec très peu de frottement, en ligne droite, quelles que soient les distances à parcourir.
En ce sens, les monnaies cryptées ont enfourché les naïvetés des premières théories classiques pour qui les prix, les offreurs et les demandeurs se déplaçaient, se rencontraient, se combinaient comme des éléments géométriques sur un plan euclidien.
Il s’ensuit, pour toutes les monnaies cryptées, sans exception, que les seuls « frottements », les seules irrégularités de terrain, les seules anomalies temporelles sont le fait des « soi-disant » tiers de confiance, les banques, les institutions financières qui s’interposent au prétexte d’apporter des services et qui ralentissent, voire empêchent les monnaies de se déplacer comme elles le devraient en ces temps d’informatisation et de réseaux ultrapuissants.
Tous les argumentaires relatifs aux monnaies cryptées insistent sur l’exemple sans cesse ressassé de Jules qui a emprunté de l’argent à Jim, l’un vivant à Paris, l’autre à Melbourne : grâce à « truc-coin », Jim recevra le paiement de son copain, à la vitesse de l’éclair, sans autre forme de procès qu’un peu de crypto, deux ou trois coups de blockchain et un grand livre partagé.
La réalité est très différente. La monnaie cryptée la plus « emblématique », le bitcoin, est réputée pour sa lenteur, due à la sophistication de ses techniques de preuves et à la complexité d’une chaîne des blocks particulièrement lourde.
A l’origine de ces difficultés : plus il y a d’intervenants et plus les réseaux, les centres de calcul, et les sites de minage sont sollicités. Pour que les volumes puissent être traités, il faut augmenter les capacités des systèmes. Le bitcoin a « vécu » deux ou trois opérations de remises à niveau (« les fourches ») avec, à la clé, de violents différends entre membres de « la communauté » opposant ceux qui se satisfaisaient d’un système à ceux qui voulaient l’améliorer à tout prix.
De fait, le mouvement monétaire tel qu’il est ressenti et présenté par les défenseurs des monnaies cryptées, n’est pas, sur le plan des techniques elles-mêmes, un espace euclidien sans irrégularité physique, géographique ou temporelle.
Ces irrégularités techniques contribuent à relativiser les capacités compétitives des monnaies cryptées vis-à-vis des techniques traditionnelles mises en œuvre par les acteurs traditionnels, les banques et autres organismes de paiement. La comparaison entre la vitesse de traitement des opérations par Visa et celle des paiements par bitcoin, conduit à ridiculiser les prétentions à l’efficacité de cette dernière monnaie.
La « Libra » face aux irrégularités des espaces économiques
Les déplacements du fondateur de Facebook, pour rencontrer les principaux patrons de banques centrales, ministres des Finances et présidents ou Premiers ministres sont emblématiques de la nécessaire prise en compte des éléments sociaux et politiques qui constituent l’environnement de la monnaie en général, de ses déplacements et de son statut.
Un exemple indirect peut être trouvé dans les difficultés rencontrées par les pouvoirs publics en France pour que les banques ne s’opposent pas, à défaut de les soutenir, les opérations d’ICO. Le problème invoqué par ces dernières : la mise en œuvre des contraintes inhérentes au KYC. Comment vérifier que tous les souscrip-teurs aux jetons d’une ICO, respectent toutes les règles qui s’imposent dans ce domaine ? Passe encore le cas des souscrip-teurs français, mais le cas des souscrip-teurs étrangers est pire. Et si les banques consentent à opérer leurs contrôles pour permettre aux émetteurs d’ICO de prospérer, elles ne manquent pas de signaler le caractère extravagant des coûts de contrôle et de vérification.
Comme on l’a indiqué plus haut, les mouvements monétaires, comme les prix, ne se déplacent pas candidement comme des boules de billard sur leur tapis.
Les réglementations sur les mouvements de fonds à l’intérieur d’un pays, entre pays, entre opérateurs sur deux zones monétaires, ne peuvent pas être ignorées, que la nouvelle monnaie soit une merveille de la technologie informatique ou non.
Les représentants de la ligne « moderne et ouverte » prônant le développement des nouvelles monnaies malgré les freins, blocages et oppositions des anciens tiers de confiance, « ceux qui ont détourné la production de monnaies et en tirent les profits de seigneuriage », en appellent à casser les vieux codes, rompre les fausses prudences et instaurer un nouveau monde monétaire.
C’est oublier que la monnaie n’est pas le produit d’une nécessité la faisant émerger du néant sans que rien ne s’y oppose, qu’elle soit sociale ou commerciale. Le pouvoir monétaire est dans les mains du souverain et c’est lui qui édicte les conditions de son utilisation. Concrètement, cela se traduit par les concepts de cours légal et de cours forcés.
Il est symptomatique à cet égard que le ministre français de l’Économie ait lancé un appel à la coordination des attitudes des pays de l’Union européenne face à l’initiative de Facebook. De fait, si les réglementations nationales sont fortement mises en cause par cette « nouvelle monnaie », c’est bien au niveau au-dessus des Etats que la réglementation doit être posée.
Le projet Facebook s’appuie sur une entité enregistrée en Suisse. S’agit-il de le mettre hors des risques de pressions des États-Unis ? Cette seule décision démontre s’il en était besoin que le projet a une dimension « politique » au sens où le monde monétaire n’est pas un tapis de billard : c’est un espace hétérogène et divisé, avec des écarts considérables pour la maîtrise des technologies et surtout des réglementations multiples et parfois contradictoires.
Pour réussir, le projet d’une « nouvelle monnaie » à vocation mondiale implique des travaux considérables d’harmonisation et d’homogénéisation. La loi n’est pas le code.
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