Le Monde, édition du jeudi 20 juin – Le « libra » permettra, par la reconnaissance monétaire des microcontributions individuelles, de dynamiser l’économie du savoir, explique Vincent Lorphelin, coprésident de l’Institut de l’iconomie, dans une tribune au « Monde ».
Le « libra », la cryptomonnaie mondiale de Facebook dont le lancement en 2020 a été annoncé mardi 18 juin, sera probablement utilisé en Inde et en Afrique, zones faiblement bancarisées mais équipées de téléphones mobiles offrant des services de crédit et de virement. Il sera également mis à profit pour épargner dans les pays frappés par l’inflation et la dévaluation, ou encore dans les pays développés où les consommateurs peuvent être séduits par la facilité et l’immédiateté des paiements en ligne ou en magasin qu’il offre. Mais les observateurs se focalisent sur ces seules conséquences monétaires, alors que les perspectives ouvertes par le libra sont beaucoup plus larges.
Car le libra permettra de rémunérer les autorisations accordées par les utilisateurs pour exploiter leurs données personnelles, par exemple la transmission d’une playlist personnelle à une application musicale, ou la cession à des laboratoires pharmaceutiques de leur dossier de santé anonymisé. Les utilisateurs seront incités, grâce à des « apps » partenaires, à répondre à des enquêtes, laisser leur avis sur un lieu touristique, partager la surcapacité de leur disque dur et la surproduction de leur panneau solaire, faire du covoiturage, louer leur perceuse, contribuer aux équivalents de YouTube et de Wikipédia… En fonction de leurs compétences professionnelles, ils seront rémunérés pour assister des personnes âgées, commenter et relier des articles scientifiques, diagnostiquer un patient, participer à la réalisation d’un site Web ou d’un programme informatique.
Certes, ces services existent tous déjà en ligne, mais la cryptomonnaie, associée à la technologie blockchain, introduit trois ruptures radicales. On le sait, le succès de Facebook est historiquement lié à la baisse du coût du profilage marketing des internautes, l’analyse de leurs interactions (liens, clics, « like ») lui ayant ouvert un nouveau marché publicitaire. Or, et c’est une première rupture, la baisse parallèle du coût du traçage permet dorénavant de valoriser le moindre apport d’intelligence, stimulant ainsi la création, la recherche, l’enseignement, l’invention et l’innovation : l’économie du savoir sera dynamisée par la reconnaissance monétaire des microcontributions individuelles.
Entre utopie libertarienne et dystopie orwellienne, le « libra » porte pourtant la possibilité crédible d’un scénario coopératif et la perspective d’une nouvelle économie de l’intelligence collective, inclusive, durable, sociale et écologique. Jusqu’à présent ignorée faute d’un instrument de mesure de la microrichesse et des micro-valeurs, cette économie donnera davantage de réalisme aux objectifs du Traité de Lisbonne pour l’économie de la connaissance, du Traité constitutionnel européen pour une économie sociale de marché, et de la COP21 pour une économie écologique. En tant que premier réseau social, Facebook a un intérêt objectif à développer cette économie. Et il aura besoin des Etats et de la puissance publique, tout comme les premiers constructeurs automobiles ont eu besoin de régulateurs pour écrire le code de la route. Les scénarios impérialiste et coopératif ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Mais dans les deux cas, l’économie mondiale est sur le point d’être transformée, peut-être davantage qu’elle l’a été par l’apparition du billet de banque.
A lire dans le journal Le Monde du 20 juin, sur le site du Monde (accès payant) ou en PDF