Peut-on concilier capitalisme et écologie, profit et responsabilité sociale, propriété et bien commun ? Notre système de pensée est bloqué, comme lorsque s’opposaient le mouvement de la terre autour du soleil et le dogme de l’Eglise… Le regard des Lumières du XVIIIème siècle rapporté à la finance décentralisée ouvre pourtant une voie de conciliation prometteuse.
L’humanité est bloquée dans ses contradictions
Le système économique mondial est obsolète. Non seulement il résiste mal à un phénomène aussi prédictible qu’un virus, mais de plus le capitalisme s’oppose à l’écologie, le profit à la santé, la bourse au développement durable, les marchés à l’économie non marchande, l’entreprise à la responsabilité sociale, la propriété au bien commun, la technologie aux libertés et le multilatéralisme à la souveraineté des nations. L’humanité reste bloquée dans ses contradictions face à ses grands problèmes : changement climatique, ressources en aliments et en eau, déchets, immigration, exclusion, paix.
Les patiences s’érodent, la pression monte, les positions se radicalisent. Selon son camp, la responsabilité est rejetée sur les politiques, les experts, les robots ou la Chine. Infobésité, fake news, bulles cognitives, biais algorithmiques, le monde matérialise progressivement les scénarios de Terminator, Soleil Vert et 1984. Les démagogies, technologismes et paradis artificiels numériques prospèrent. Nous sombrons dans un nouvel épisode de bêtise collective qui, on ne le sait que trop, a abouti dans le passé aux pires barbaries.
L’esprit humain est capable de révolutions
Pourtant notre intelligence collective est encore capable de sursauts, citoyens avec « je suis Charlie », altruistes avec la crise sanitaire ou responsables avec les nouveaux modes de consommation. L’histoire a aussi montré sa capacité de dépassement des anciens systèmes de pensée. La controverse de la primauté de l’Eglise ou de l’Etat s’est résolue par l’humanisme. La controverse de l’héliocentrisme (la Terre tourne autour du Soleil) s’est résolue avec le principe d’autonomie de la science. La controverse entre rationalisme et empirisme (logique contre observation) s’est résolue avec la démarche scientifique moderne.
Lorsque ces anciennes oppositions sont tombées, l’intelligence collective a permis de résoudre de grands problèmes comme la misère, l’esclavage, la torture ou la surmortalité infantile. Comment aujourd’hui débloquer nos oppositions contemporaines ? La réponse a été donnée par les encyclopédistes du XVIIIème siècle, dont l’œuvre a été consacrée comme emblème des Lumières. Selon eux, ces « révolutions de l’esprit humain » sont provoquées par une avancée significative des outils du savoir : le langage, l’écriture, la bibliothèque, l’imprimerie, la science, l’encyclopédie.
Internet est un outil de manipulation et non d’information
On serait tenté de compléter cette liste avec Internet. Pourtant, le réseau mondial n’est pas, ou pas encore, un outil du savoir. Son paradoxe tient à sa mauvaise utilisation, qui a industrialisé l’encyclopédisme jusqu’à l’excès. La moindre opinion est devenue le centre d’une encyclopédie sur mesure. La moindre corrélation extraite du big data est une présomption de science. L’intelligence artificielle ne distingue pas le vrai du faux, l’astrologie de l’astronomie, l’alchimie de la chimie. L’intelligence scientifique est dépassée par l’avalanche des nouvelles connaissances produites. Cette mécanique infernale est alimentée par le puissant carburant de la publicité, qui doit influencer plutôt qu’instruire, manipuler plutôt que diffuser le savoir. Au final, comme chaque point de vue prétend être une expertise, l’encyclopédisme perd son caractère universel pour devenir fractal, ce qui détruit l’intelligence collective.
L’encyclopédiste d’Alembert avait anticipé cette éventualité et son disciple Nicolas de Condorcet proposé d’avance une méthode pour y remédier : assortir les éléments du savoir d’un degré de probabilité.
Les applications décentralisées vont transformer internet en outil du savoir
C’est l’objet des « marchés prédictifs », inventés en 1868 pour agréger de façon optimale une information utile dispersée parmi des individus et mesurer la probabilité d’une proposition. Les utilisateurs parient sur un évènement futur, par exemple l’issue des élections présidentielles ou le résultat d’un match sportif. Ce principe est appliqué à Internet depuis 2015 par les plate-formes Augur, Gnosis et Cindicator, qui mettent en œuvre des crypto-monnaies pour faciliter les paris et des architectures décentralisées pour l’étendre au maximum de propositions.
Ces marchés prédictifs ont bien entendu un périmètre d’application limité, mais ils prouvent la faisabilité d’un Internet qui incite le savoir et décourage la désinformation. De plus l’émergence de l’économie décentralisée va dans le même sens. Everipedia, sorte de Wikipedia tokenisé, ou Steem, media social décentralisé, rémunèrent les contributeurs en fonction de la qualité de leurs savoirs. De manière générale, la finance et l’économie décentralisées étant fondées sur la blockchain, ont pour principe la distribution de la confiance. Elles affaibliront l’économie de l’audience au bénéfice de l’économie de la connaissance.
Lorsqu’à la suite du Libra de Facebook, les GAFA utiliseront les crypto-monnaies et diffuseront massivement les applications décentralisées, comme ils l’avaient fait avec l’open source, la composante publicitaire de leur modèle deviendra marginale. Ils deviendront malgré eux les puissants moteurs de ce glissement, qui favorisera l’objectif de Condorcet. Contrairement à la tendance actuelle, on peut à nouveau espérer retrouver sur Internet la vertu de l’universalisme, une nouvelle intelligence collective pour provoquer une révolution de l’esprit humain, une réinvention du système économique pour traiter enfin les grands problèmes de l’humanité.