LE MONDE – 2 janvier 2018. Vouloir engager une réflexion nationale sur l’intelligence artificielle est un piège politique que le gouvernement se tend à lui-même. Pour l’éviter, il vaut mieux chercher la synthèse de l’intelligence artificielle et de l’intelligence collective.
Le Premier Ministre a confié au Député et mathématicien Cédric Villani une mission sur l’intelligence artificielle (IA) pour l’éclairer et « ouvrir le champ à une réflexion nationale ». L’enjeu est en effet de taille. Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, et Eric Schmidt, Président exécutif de Google, pensent pouvoir grâce à l’IA « réparer tous les problèmes du monde ».
Ce courant de pensée est puissant, mais critiqué pour ses dérives « solutionnistes ». Demander à l’IA de résoudre le problème des sans-abris reviendrait à lui laisser les effacer en temps réel dans nos lunettes de réalité augmentée. Aussi perfectionnée soit-elle, l’IA ne sait pas contextualiser les problèmes pour les élucider, et se précipite trop tôt sur de fausses solutions. C’est pourquoi Elon Musk, fondateur de Tesla, craint le scénario de Terminator : « jusqu’à ce que les gens voient vraiment des robots tuer des personnes, ils ne sauront pas comment réagir, tellement ça leur paraîtra irréel ». Pour contrer ce funeste destin, il a créé la société Neuralink avec la mission vertigineuse d’implanter des électrodes dans notre cerveau, et veut ainsi augmenter l’intelligence humaine. Ce deuxième courant de pensée « transhumaniste » est lui-même critiqué pour être un remède pire que le mal.
Occasions ratées
A l’inverse l’ intelligence collective (IC) veut augmenter la coopération entre les humains. Mais ce rêve ancien est resté inachevé. L’intelligence est certes interconnectée avec Internet et collaborative avec Google et les réseaux sociaux, mais elle est encore peu collective. Ce développement s’est toujours heurté aux limites du bénévolat, de la gouvernance partagée ou de l’organisation hiérarchique. A chaque fois dans l’histoire qu’une dynamique d’invention collective s’est mise à bouillonner, pour lancer la machine à vapeur, l’aviation ou la micro-informatique, elle s’est figée brusquement dès les premiers succès. Les contributeurs se disputent la propriété des fruits de l’IC et, lorsqu’ils essaient de résoudre le dilemme entre propriété privée ou commune, ils s’enlisent dans le sempiternel clivage capitalisme / communisme.
Le thème de l’IA conduit mécaniquement aux thèses solutionniste et transhumaniste, et son inverse l’IC conduit aux antithèses capitaliste et communiste. Bloquée dans ces oppositions, la pensée ressasse les craintes du chômage, de colonisation numérique, de fuite des cerveaux, d’impossibilité de régulation et de perte de souveraineté. Elle sécrète ainsi un poison anxiogène qui intoxiquera toute réflexion nationale. Le gouvernement, qui n’aura aucun argument solide face à ces craintes, dépensera son énergie à ne pas se laisser contaminer. On exhortera l’IA à être plus verte et responsable, on durcira les contrôles administratifs, on dispensera quelques saupoudrages pour adoucir le mal, et on finira par ranger le tout dans le tiroir des occasions ratées avec le smartphone, le commerce électronique et l’ubérisation.
Pourtant notre histoire a déjà été confrontée à ce type de situation. Pour faire émerger une nouvelle intelligence du monde, le philosophe René Descartes établissait au XVIIème siècle la prééminence du raisonnement. Isaac Newton lui opposait celle de l’observation. Il constatait en effet qu’une pomme est attirée par la Terre comme les planètes par le Soleil, sans raison. Cette querelle de deux sciences incomplètes, envenimée par les préjugés des théologiens, a alimenté des débats fiévreux et vains pendant presque un siècle. Il a fallu attendre les Lumières pour inventer la synthèse du raisonnement et de l’observation par la science moderne. Alors seulement celle-ci a pu se développer pour résoudre les grands problèmes de son temps – la misère, les grandes épidémies et la mortalité infantile.
Nouvelle Science
De même aujourd’hui, la réflexion doit se focaliser sur la synthèse naissante des intelligences IA+IC. Celle-ci se dessine justement grâce à un foisonnement de jeunes expériences pour mieux coordonner les automobilistes et accroître la sécurité routière. Pour partager les images médicales et expertises, et améliorer la prévention des risques. Pour enrichir et simplifier la coopération entre les équipes marketing et leurs clients, entre élèves et professeurs. Pour répartir la prise de décision et remplacer le commandement par l’animation. Pour établir, dans les entreprises « à mission », des comptabilités extra-financières poussées et se fixer des objectifs responsables au-delà de la seule rentabilité. Pour mesurer, sur les plate-formes « décentralisées », la valeur de chaque contribution, lui attribuer des parts de co-propriété et sortir du travail gratuit habituellement récolté par les GAFA. Pour gérer les œuvres collectives et les big data comme des co-propriétés massives, dépasser les vieux clivages idéologiques sur la propriété et sortir du tout gratuit lorsque les GAFA les monétisent. Pour mesurer de multiples indicateurs de qualité de vie, les inclure dans les statistiques officielles et gouverner une économie enfin durable. Aucun de ces enjeux n’est accessible à l’IA ou l’IC pris séparément.
En traitant le sujet tel qu’il lui a été confié, l’aboutissement de la mission sur l’IA sera anxiogène pour la réflexion nationale. En ouvrant son sujet à la synthèse de l’IA et de l’IC, cette mission pourra orienter les Français et les Européens vers l’avènement d’une nouvelle science capable de faire face aux grands problèmes contemporains. Cette vision offrira une alternative aux courants de pensée dominants de l’IA, et sera plus en ligne avec nos valeurs, davantage portées par l’intérêt collectif. Le défi intellectuel est de taille, mais Cédric Villani en a relevé d’autres.
Par
Vincent Lorphelin, Entrepreneur, co-Président de l’Institut de l’Iconomie
Christian Saint-Etienne, Economiste, co-Président de l’Institut de l’Iconomie
Denis Jacquet, Fondateur de l’Observatoire de l’Ubérisation
Fabrice Imbault, Directeur Général de A Plus Finance
Jean-Paul Betbèze, Economiste, Président de Betbèze Conseil
Jean-Philippe Robé, Avocat d’affaires, Enseignant à Sciences-Po