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La Libra, la pièce manquante de la future révolution économique ?

Publié dans Le Soir (Bruxelles), 4 Juillet 2019 – Interview par Philippe Laloux.

Fondateur de 100brevets.tech, qui finance la protection des innovations numériques, Vincent Lorphelin est aussi coprésident de l’Institut de l’Iconomie (Paris), think tank indépendant qui se penche sur les enjeux de la « troisième révolution industrielle ».

Plusieurs voix se sont élevées pour épingler les dangers potentiels de la Libra. Vous partagez ces points de vue ?

Je ne suis pas dans le registre de la menace. On ne dit pas « c’est bien ou c’est mal ». La réflexion de l’Institut de l’Iconomie vise à éclairer au mieux les décideurs. On a donc choisi de se concentrer sur un scénario coopératif essentiellement parce que le scénario noir, hégémonique ou impérialiste, a déjà été largement documenté. Nous sommes donc plus dans l’exercice prospectif que dans l’optimisme.

Dans votre scénario, vous identifiez plusieurs ruptures « vertueuses ».

Aujourd’hui, on tend à dire que Facebook veut devenir un nouveau souverain. Il serait donc en train de prendre la place des banques, peut-être même des banques centrales, voire des Etats. Il y a un mouvement de panique par rapport à cela. Mais personne ne dit que Facebook est peut-être un grand explorateur en train de découvrir un nouveau continent. Commençons par en saisir les contours, comprendre ses richesses éventuelles. Après, seulement, on dira qui est souverain, qui est gouverneur, quelle en est la monnaie… Il faut réfléchir dans le bon ordre, pas de manière épidermique.

La Libra pourrait, selon vous, redonner de la valeur à la somme infinie des microcontributions des internautes, dès lors qu’ils lèguent une partie de leurs données privées en échange d’un service dit « gratuit ». Le fait de laisser un commentaire sur un site ou partager un contenu pourrait désormais se monnayer ?

Absolument. On parle de trois types d’action : la micro-contribution, le micro-consentement, le micro-engagement. C’est là que l’on identifie une rupture technologique qui va permettre de faire découvrir et solvabiliser une économie jusqu’à présent ignorée. On sait que Facebook crée de la richesse parce qu’il a inventé un aspirateur à poussières économiques. Ce sont les traces, les commentaires des contributeurs qu’il analyse. Ces clics n’avaient aucune valeur économique. Mais Facebook a réussi à les agréger et en faire un minerai qu’il a ensuite raffiné pour proposer un profilage marketing de qualité et générer des recettes publicitaires. La Libra permet de sortir cet aspirateur à données du carcan publicitaire et de générer de nouveaux marchés, dont on perçoit déjà les signaux faibles aujourd’hui dans la « token economy » (« économie des jetons » qui permettent, par exemple, à de jeunes start-up, de lever des fonds via l’émission de « jetons numériques » échangeables ultérieurement contre de la cryptomonnaie. 2.000 start-up ont déjà bénéficié de ce système, NDLR). Ces « token » sont des reconnaissances économiques de petites contributions, mais qui, agrégées, raffinées, vont permettre de générer des lingots à partir de minerais qui n’étaient pas exploités. La grande vertu de la Libra, c’est de solvabiliser tout cela en apportant cette masse critique de plus de 2 milliards d’utilisateurs. C’est là où émerge un nouveau continent économique.

Vous évoquez aussi l’émergence d’une nouvelle économie de l’intelligence.

Prenons un exemple : le Huffington Post, au moment de sa création, était une sorte de Wikipédia du journalisme. Tout le monde pouvait y contribuer. Les meilleurs articles étaient mis en avant de manière collaborative. Cette forme d’intelligence a alimenté l’idée de l’économie du partage, jusqu’au jour où le Huffington Post a été revendu quelques centaines de millions de dollars à AOL. Cela a été le premier coup de canif dans l’idée de l’économie du partage. On voit à quel point cette utopie a finalement conduit à « l’uberisation » et à l’hypercapitalisme : la concentration de la valeur au profit de quelques-uns sur la base des contributions apportées par des milliers. Cette dérive a créé un mouvement de rejet qui a alimenté le développement de la token economy et de la décentralisation de la valeur. On conserve cette idée de l’intelligence collective, mais cette fois-ci en répartissant la valeur créée au travers de la monnaie.

Vous décelez également, dans la Libra, une rupture sociale et écologique.

On change de paradigme. Aujourd’hui, on considère que l’économie, c’est l’affaire des entreprises. Et que les Etats doivent les réguler pour leur imposer des contraintes sociales et écologiques. La promesse de la token economy, c’est que le social et l’écologique soient intégrés dans le modèle économique. Que ce ne soit plus une contrainte mais une source additionnelle de richesse.

La Libra pourrait-elle s’avérer plus « disruptive » que l’apparition du billet de banque ?

J’en suis convaincu. On comprend que les banques s’en émeuvent. Mais le sujet du « continent économique » est immensément plus important que le sujet bancaire. Il faut penser à la Libra comme un nouveau grand explorateur. C’est à double tranchant. Si effectivement, elle s’avère être un Christophe Colomb qui découvre l’Amérique, c’est un danger. Si elle peut apporter de la richesse pour tout le monde, c’est une opportunité gigantesque. Il faut penser au deux à la fois et ne pas se cramponner à la vision noire.

Difficile de ne pas se souvenir des dérives de Facebook par rapport à l’usage abusif de nos données…

Pour réussir, Facebook doit commencer par au moins deux ans d’opération de séduction. Pour que la Libra soit acceptée, elle va devoir donner des gages de confiance. Ce n’est pas par naïveté qu’il faut y croire. Il faut se donner l’opportunité d’explorer ces nouveaux continents. Il y a un nouveau contrat économique, c’est la Libra. Et un nouveau contrat social, le RGPD. Les deux vont de pair et ont besoin l’un de l’autre.

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