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La Libra, ce nouveau continent économique

Vincent Lorphelin interviewé par Philippe Laloux : « La puissance systémique des Gafa va changer d’échelle »

Avec la Libra, Facebook entendait révolutionner le système monétaire. Au final, cette crypto-monnaie pourrait bien radicalement bouleverser l’économie. Tout semblait pourtant mal parti. Présentée en grande pompe en juin dernier par Mark Zuckerberg, cette monnaie virtuelle avait essuyé un accueil polaire. La perspective d’une privatisation du système mo- nétaire, à l’échelle planétaire, par une entreprise surprise plusieurs fois en flagrant délit d’usage frauduleux de nos données privées, avait tétanisé de concert les Etats. A commencer par les banques centrales, paniquées à l’idée de perdre leur souveraineté monétaire. Les partenaires de Facebook, Paypal, Visa, Mastercard, se sont aussitôt fait la malle, tandis que les autorités de régulation invitaient la plateforme à revoir sa copie. Ce qu’elle a fait.

Le futur moyen de paiement de Facebook ouvre une nouvelle ère, celle de l’économie décentralisée. Les devises de « papa » en danger.

La Libra Association, le consortium créé par Facebook, a présenté son nouveau projet en avril, à la faveur d’un confinement planétaire et son corollaire, l’accélération fulgurante de la transition numérique (e-working, e-school, e-shopping…). Gros changement de cap : en lieu et place d’une et une seule crypto-monnaie mondiale, place à une sorte de portefeuille électronique, baptisé Novi. Prévu pour la fin de l’année, ce dernier permettra d’envoyer de l’argent aussi simplement qu’un SMS. Le tout, de manière sécurisée, sans intermédiaire. Et surtout, sans frais. Quel argent ? Non plus une monnaie virtuelle mondiale indépendante, mais une monnaie virtuelle à devises multiples. A l’inverse du Bitcoin, aussi volatile qu’une montagne russe, la Libra sera adossée à un panier de devises stables (en réalité, des répliques numériques du dollar, de l’euro, de la livre sterling…). Cela change tout. Tel un jeton de casino, la Libra pourra donc toujours être échangée contre de l’argent sonnant et trébuchant. « Mais elle pourrait aussi, assez rapidement, remplacer les devises domestiques » prédit Vincent Lorphelin, co-président de l’Institut de l’iconomie et fondateur du fonds de brevets 100brevets.tech.

Révolution

Car les perspectives sont infinies. A commencer pour les deux tiers de l’humanité dépourvus de compte en banque. Chaque année, la diaspora africaine envoie près de 55 milliards d’euros vers le continent. La Libra envisage donc de « bypasser » les intermédiaires financiers. Or, le marché des transferts d’argent transfrontaliers pèse quelque 500 milliards de dollars par an.

Paradoxalement, relève Vincent Lorphelin, la courbe rentrante de Facebook n’est donc qu’un leurre, car elle lui ouvre un champ des possibles illimité. Au point de devenir à la fois l’emblème et le moteur d’une nouvelle révolution: l’économie décentralisée. Soit un système où la valeur n’est plus centralisée (dans les banques, chez les actionnaires…), mais décentralisée chez les utilisateurs.

De quoi, par exemple, monétiser, en flux continu, leurs « poussières numériques ». Chaque donnée personnelle livrée à un opérateur, comme Facebook ou Google, pourrait ainsi se traduire par un versement en libras. Lesquels, à leur tour, permettraient une multitude de micro-achats, notamment entre particuliers.

La puissance systémique des Gafa va changer d’échelle

La Libra de Facebook, et autres Amazon, Apple et Google Coins, auront un impact plus grand que l’arrivée du smartphone. Un nouveau continent économique, incluant l’économie non marchande, va s’ouvrir, analyse le co-président de l’Institut de l’iconomie.

On va assister à l’éclosion de « téramarchés ». C’est-à-dire des endroits où l’on peut tout acheter, mais aussi tout vendre

Pourquoi Facebook s’accroche-t-il bille en tête au projet Libra ?

Son facteur de croissance, c’était l’expansion internationale. Dès lors qu’ils sont partout dans le monde, leurs facteurs de traction sont ailleurs. Facebook a opéré un virage stratégique qui a l’air anecdotique mais qui est une rupture totale. Sa raison d’être, pour sa communauté de plus de 2 milliards de personnes, c’est de relier les gens. Et de valoriser la création de ce lien. Or, comme beaucoup d’entreprises, elle finissait par passer son temps, au quotidien, à améliorer son bénéfice. De proche en proche, elle s’éloignait de sa mission, à savoir, améliorer le bien-être de ses utilisateurs, en créant du lien. Il y a eu un recentrage stratégique sur cette mission, à travers un réajustement de ses algorithmes, dans le but d’optimiser la satisfaction client.

En quoi la Libra est-elle au cœur de ce recentrage stratégique ?

Tout l’enjeu de l’économie décentralisée consiste à mesurer et valoriser chacune des microcontributions des utilisateurs à la mission de cette communauté. En l’occurrence, la contribution d’un internaute pour Facebook, ce sont ses posts, destinés à être lus par ses amis. Si je réalise que mes amis ne voient jamais mes messages, mais que des vidéos buzz, je finirai par être frustré. J’aurai le sentiment de ne pas avoir de reconnaissance. Ne pas reconnaître ma contribution, c’est courir le risque que les utilisateurs partent chez un concurrent.

Cette reconnaissance aurait aussi une valeur… monétaire.

L’essentiel de valeur ajoutée de Facebook, c’est l’ensemble des contributions de sa communauté. La Libra, qui n’est plus une crypto-monnaie mais un moyen de paiement comme un jeton de casino, a un gros avantage : il ne coûte rien à manipuler. On peut dès lors imaginer des nano-transactions, plus simples qu’un clic. Notamment pour payer les data. Si je crois à la promesse de Facebook d’anonymiser les datas, je pourrais lui donner l’autorisation de commercialiser mes données de santé, par exemple auprès d’un laboratoire de recherche contre le Covid. Elles ne valent peut-être chacune qu’un millionième de centime, mais si je réalise que tous les jours je peux gagner 5 euros, je vais le faire… J’adhère et je contribue à une mission qui m’est proposée. Et j’en ai la reconnaissance, en l’occurrence pas en termes de d’audience, mais de rémunération. Tout cela se fera via un flux continu, sans cliquer ou signer avec mon pouce sur un smartphone. On parle d’internet de l’argent.

Tout cela paraît très abstrait…

Avant d’avoir un smartphone dans la main, personne n’en avait compris l’intérêt. Cela restait un concept dont on parlait dans les magazines. C’est le genre de réalités qui deviennent évidentes au bout de 5 minutes d’utilisation. Si on propose demain de proposer les photos, sans visages, que vous postez sur Instagram à une banque d’images et que chaque fois qu’un journal l’utilisera vous aurez 5 euros, vous comprendrez très vite. On peut imaginer une foultitude de petits services qui pourraient être rémunérés, comme louer la capacité de son PC pendant la nuit. Des applications de ce type, il y en a des milliers.

Y compris, dites-vous dans l’économie non marchande…

Jusqu’à présent le capitalisme, c’est l’économie marchande, ce qui a un prix, ce que l’on peut mesurer. On commence à voir des applications qui touchent l’économie non marchande, comme les services publics, le bénévolat, ou l’économie immatérielle qui concerne, par exemple, la satisfaction client, le bien- être au travail… Bref, toute une série de choses que l’on ne mesure jamais vont pouvoir rentrer dans l’économie car elles vont devenir mesurables. C’est un continent économique supplémentaire. Une des grandes promesses de l’économie décentralisée, c’est d’inclure tout ce qui était invisible dans l’économie marchande (parce que l’on considérait que c’était le rôle de l’Etat, ou des associations…).

Facebook a flairé le bon coup ?

Google, Amazon, Apple, tous sont en train de préparer leur propre projet. Facebook fait le brise-glace, essuie les plâtres. Mais le jour où il y aura Libra, il y aura Amazon Coin, Apple Coin et tous les autres. C’est une révolution sur laquelle personne ne peut faire l’impasse. Les enjeux sont trop énormes.

Il y a de la place pour tout le monde ?

Après les supermarchés, les hypermarchés et les « gigamarchés » comme Amazon, on va assister à l’éclosion de « téramarchés ». C’est-à-dire des endroits où l’on peut tout acheter, mais aussi tout vendre. Je reprends ma métaphore du jeton de casino. On l’utilise pour jouer, pour aller faire son plein d’essence, acheter un café, mais aussi pour vendre des prestations de service (de la télésurveillance, un télétravail…). A partir du moment où le jeton est en circuit fermé et ne revient jamais au guichet pour être échangé en dollars, la puissance systémique des Gafa va encore changer d’échelle. Il y aura autant d’acteurs que de Gafa, chacun aura son « téramarché ». Vous et moi aurons un pied dans chaque marché. Et on aura plusieurs monnaies. Qui pourraient d’ailleurs se substituer aux monnaies domestiques.

C’est une révolution comparable à celle de l’arrivée du smartphone ?

Toutes les grandes révolutions, comme celle du smartphone ou du Web, présentaient des enjeux sectoriels. La vague qui arrive revêt aussi des enjeux systémiques. L’ampleur est largement supérieure. Ce n’est pas un nouveau secteur économique, c’est l’économie elle-même. C’est pour cela que la violence du choc va être considérable. Et c’est pour dans les prochains mois. 

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