Interview de Vincent Lorphelin par Antoine Morlighem dans le magazine Décisions Durables
Facebook a dévoilé au mois de juin sa volonté de créer une crypto-monnaie baptisée Libra. Un projet à l’ampleur inédite au vu des 2,3 milliards d’utilisateurs actifs du réseau social, et du nombre d’entreprises partenaires : une vingtaine pour le moment et une centaine à terme. De quoi alarmer les États et l’ensemble du système monétaire international. Faut-il craindre cette privatisation de la monnaie comme la phase ultime de l’hégémonie des GAFAM ? Ou bien faut-il y voir l’opportunité de créer un nouvel écosystème plus fiable, global et partagé ? Décryptage.
« Vers la création d’un nouveau continent économique »
Pour les pays faiblement bancarisés mais avec un fort taux d’équipement en smartphones comme l’Inde, pour ceux qui n’ont pas confiance dans leur monnaie comme en Afrique ou pour les États à forte inflation comme le Venezuela, Libra représente un intérêt évident. Mais le phénomène le plus intéressant à mes yeux concerne les pays développés où la cryptomonnaie de Facebook pourrait bien ouvrir tout un nouveau continent économique.
Quatre ruptures
En effet, si Libra devrait se limiter, dans un premier temps, à un simple moyen de transaction plus commode, elle offre la perspective à plus long terme de réformer en profondeur le modèle économique des GAFAM, basé sur la centralisation de la valeur.
Je vois quatre ruptures clés :
- L’analyse de traces (clics, commentaires, liens…), industrialisée par le GAFAM pour créer des aspirateurs de micro-valeurs monétisées ensuite auprès des publicitaires, dépassera ce cadre pour profiter à tous.
- La baisse drastique des coûts d’authentification engendrés permettra de suivre et de certifier un produit tout au long de sa durée de vie évitant un gâchis économique et écologique.
- La reconnaissance monétaire des contributions individuelles rendra à chacun les bénéfices de l’économie du partage en décentralisant la valeur.
- La valorisation des micropropriétés créera un nouvel espace économique entre propriété privée et bien commun afin que tous les efforts d’open data ne profitent plus seulement qu’à Google.
Confiance sans naïveté
Faut-il faire confiance à Facebook, représentant éminent de l’hypercapitalisme actuel pour mener à bien cette révolution ? Effectivement le scénario que je décris n’est pas celui qui saute aux yeux. Celui que chacun voit, c’est plutôt celui de l’impérialisme et de l’hégémonie américaine. Mais nous devons envisager Libra avec une confiance sans naïveté. Aider mais encadrer. Au début du XXe siècle, l’industrie automobile a eu besoin du régulateur pour fixer le Code de la route. Il en va de même aujourd’hui, et les États auront leur mot à dire.
Nouveau contrat social
La Libra pose des enjeux qui vont bien au-delà du seul sujet monétaire. Il s’agit de construire un nouveau contrat social qui porte la promesse de décentralisation de la valeur, et mette fin au cycle délétère qui a vu le travail de millions de personnes ne profiter qu’à une poignée d’actionnaires, le plus souvent au détriment de la planète.